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Les écrevisses ont mangé mon coeur qui saigne
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9 octobre 2010

Fantasme

Je suis là. Je glisse sur l'océan. Sous moi, une eau mouvante, glaciale, hypnotique. Je suis là et ne le suis pas. Mes yeux dérivent laissés à l'abandon, enlevant avec eux mon esprit vagabond.

Je suis partout où s'accroche mon regard, en tout endroit qui fixe mon attention. Mon esprit, porté par l'infini de mes divagations, s'enivrent d'une liberté primaire, totale, sauvage. Une liberté que seule peut donner l'imagination pure, brute, qui ne s'arrête à aucune contrainte quelle qu'elle soit. Mais malheureusement, une liberté aussi sucrée qu'elle est amère, aussi enivrante qu'elle est factice. Une liberté au bout d'une longe, encrant l'esprit dans le corps aux limites insupportables, et dont la morsure est d'autant plus cruelle qu'elle sait se rendre invisible, parfois.

Je suis là, sur le pont, face à l'océan gris. Le soleil est encore bas. Il est quatre heure. Les bourrasques fouettent mon visage, s'engouffrent dans mes cheveux, mes vêtements, frôlant ma peau, caresses pressantes, hurlant à mes oreille la violence du grand large. Le vent, amant protecteur,  refermes sur moi son étreinte rassurante, m'enlace.

Je laisse s'abaisser en moi toutes barrières, toutes protections. Je m'abandonne pleinement aux sensations, laissant venir à moi les visions de l'imagination. J'en souffrirai sûrement plus tard. Peu importe. Le moment est trop beau, l'occasion est trop belle, la pression est trop forte. Je laisse se répandre en moi, douce drogue aux effets magnifique, l'Illusion bienfaitrice soumise au moindre de mes désirs. Je ne suis plus simplement sur un bateau. Je ne suis plus simplement moi. Le vent n'est plus simplement vent. J'ignore délibérément cette longe que je maudis tant.

Le vent prend alors forme, ange pâle aux cheveux noirs, charme sauvage et délicat. Chacun de ses gestes, chacun de ses soupirs, résonne en moi dans une harmonie sublime. Son âme je la connais, je la modèle, je la dessine, un halo de mystère, de calme, de force tranquille, rassurante. Aucune parole n'est échangée. Il n'y en a pas besoin. Nos lèvres se touchent, nos corps se frôlent, se pressent l'un contre l'autre. Mes mains caressent sa peau douce pendant que les siennes effleurent mon dos, ma joue, mon sein, dans une caresse fiévreuse. Ses traits sont flous, mouvants, ils n'ont pas d'importance. Nous ne sommes qu'un, il est la projection de mon idéal, une partie de moi désincarnée par la force d'un désir.

Incarnation du vent, il n'en reste pas moins élémentale. Je m'appuie sur la rambarde tandis qu'il se dissous dans les rafales dont les rudes caresses continues d'être celles de l'être évaporé. M'abandonnant à ces sensations, je repose mon regard sur les montagnes dont les falaises de roc ou les douces pentes herbeuses plongent dans les profondeurs de l'eau grise.

Le chant du vent devient alors l'inspiration de ma fuite. Il se presse autour de moi, il hurle en un murmure, il est la liberté, les glaciers, les montagnes, les plaines, les forêts. Ivresse. Son cris pénètre mon être, emporte mon cœur qui ne bat que pour cette musique envoûtante, primaire, originelle. Je suis deux. Je suis ce corps trop gourd, trop impotent, trop dépendant, trop douloureux. Je suis ce cœur inadapté, trop fragile, trop rêveur, trop assoiffé de vie, de désir, de liberté, de solitude. Ce cœur effrayé au moindre contact. Ce cœur qui hurle avec le vent, imposant, arrachant à mon corps une promesse d'évasion.

Les rafales s'intensifient, faisant claquer mes vêtements sous leur violence. Le vent m'entoure de son corps élémental, embrasant mon âme. Ô toi, amant infidèle, passionné, infini, emporte mon mental, emporte mon esprit. Laisse moi me fondre en toi. Laisse moi crier en toi, laisse moi à travers toi explorer le ciel, me déchaîner contre les océans, m'écorcher contre les glaciers, m'enivrer dans les forêts. Laisse moi me vider de toute ma passion, de tout mon désir, laisse moi hurler de rage, de douleur, de plaisir.

Amène moi frôler les Hommes. Laisse moi, à travers toi, voir dans sa globalité leur monde minéral qui pétrifie la terre comme une gangrène. Leur orgueil leur vénalité et leur bêtise dans lesquelles s'enlisent les trop rares âmes éclairées. Laisse moi, en toi, me gonfler d'une haine inutile et destructrice qui ira se briser contre l'inconscience bornée des Hommes. Puis porte moi, le cœur désolé et l'âme brisée, dans ces rares contrées isolées et hostiles, fascinantes et mortelles. Ces terres vierges des Hommes. Là, apprend moi à vivre, enseigne moi l'autosuffisance, l'osmose avec les éléments, réconforte moi, redonne moi confiance en un futur, en mon futur. Protège moi. Caresse moi. Embrasse moi. Aime moi.

Telle est ma prière, tel est, Poyel, mon impérieux désir. Veille bien sur moi ange gardien, veille sur mon cœur épris d'une liberté qu'il ne goûtera jamais, brûlant d'une soif d'amour qu'il n'assouvira pas, épris du vent, épris d'un rêve, trompé par ses propres mirages.

Je rêve, je ne vis pas.

écrit en été 2009 sur un bateau dans les Fjords de Norvège

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